100

 

LA NEF DES FOUS.

 

Je naviguais à bord d’un vaisseau de cinglés et il n’y avait plus moyen de descendre. De la juge bouddhiste au psychiatre visionnaire, en passant par le flic possédé. Je me sentais seul parmi ce cercle de déments, désespérément cramponné à la raison comme à un bastingage en pleine tempête.

Pourtant, la tentation du surnaturel était de plus en plus pressante. Zucca avait raison. En un sens, c’était la solution la plus simple. Un vieillard aux cheveux luminescents. Un ange aux crocs agressifs. Un enfant aux chairs sanglantes. Oui, face à de telles créatures, il y avait de quoi plonger. Le diable et son armée constituaient l’explication la plus plausible.

Mais je résistais encore. Je devais trouver une clé rationnelle à ce chaos. Je filais droit vers le centre de Paris, sirène hurlante, les mains crispées sur le volant. Aux abords de Notre-Dame, rive gauche, je tournais sur le pont Saint-Michel en direction du quai des Orfèvres, quand il me vint une autre idée. Ce matin, le père Katz, le prêtre exorciste, m’avait donné sa carte. Son bureau, au centre diocésain parisien d’exorcisme, était à cinquante mètres, rue Gît-le-Cœur.

Nouveau coup de volant.

Je continuai sur la rive gauche, vers cette adresse.

Je revoyais le petit homme noir balancer en douce ses giclées d’eau bénite.

Autant en finir aujourd’hui avec la liste des allumés.

— Le diable, c’est l’adversaire, répéta le père Katz, l’index dressé vers le plafond. L’obstacle. « Satan » provient de la racine hébraïque « stn » : « l’opposant », « celui qui fait obstacle ». Qu’on a ensuite traduit par le grec « diabolos », du verbe « diaballein » : « faire obstacle »...

Je hochai la tête, poliment, contemplant la cellule de l’exorciste. Étroite, tout en longueur, elle s’ouvrait à son extrémité sur une fenêtre en demi-lune, qui parachevait la ressemblance avec une cabine de galion de pirates. Pourtant, on était bien chez un soldat de Dieu. Rien ne manquait ici : les vieux livres ésotériques, la paperasse jaunie, la croix au mur et, au-dessus du bureau, le petit tableau représentant une Descente de Croix.

Katz continuait son cours magistral :

— On ne le dit pas assez, mais le diable est quasiment inexistant dans l’Ancien Testament. Il est absent parce que Dieu, Yahvé, n’est pas encore totalement bon ! Il assume le mal qu’il fait. Il n’a pas besoin d’un responsable pour ses basses besognes. Souvenez-vous d’Isaïe : « Dieu fait le bien, Il crée aussi le mal... » C’est dans le Nouveau Testament que Satan apparaît. Il y est même omniprésent. Pas moins de 188 citations ! Cette fois, Dieu est parfait et il faut bien trouver un coupable pour le mal qui règne sur terre. Il y a une autre raison. On dirait aujourd’hui : un problème de casting. Si le fils de Dieu est descendu sur terre, ce n’est pas pour affronter du menu fretin. Il lui faut un adversaire de son calibre. Un être surnaturel, puissant, déviant, qui tente d’imposer sa loi. Ce sera le Prince des Ténèbres. Jésus était un exorciste, ne l’oublions pas ! Au fil des pages des évangiles, il ne cesse d’extraire les mauvais esprits du corps des possédés qu’il rencontre...

Je n’apprenais rien mais ce discours d’introduction était le prix à payer pour les réponses plus précises que j’espérais. Dans tous les cas, installé dans un fauteuil de cuir râpé, je révisais mon jugement sur le petit père. Ce matin, il m’avait paru exalté, obsédé, dangereux. Ce soir, il était souriant et débonnaire. Un passionné qui parlait à Satan comme Don Camillo parlait à Jésus.

Le vieil homme se résumait à son nez, énorme. Tous ses traits s’y groupaient à sa base comme un village autour d’un clocher. C’était une courbe busquée, partant d’un coup du front haut pour fendre le visage gris, jusqu’à s’enrouler au-dessus des lèvres sèches.

Il était temps d’entrer dans le vif du sujet :

— Mais vous, fis-je en le désignant du doigt, qu’avez-vous pensé de la séance de ce matin ?

Il me regarda en silence, sourire en coin. Ses iris pétillaient, éclairant sa figure.

— Nous avons eu droit à un flagrant délit. Un flagrant délit d’existence !

— Du diable ?

Il se voûta au-dessus de son bureau :

— On pense aujourd’hui que Lucifer n’a jamais existé. Dans un monde où Dieu survit à peine, le démon est réduit au rôle de superstition. Un cliché d’un autre âge. Quant aux cas de possession, ils relèveraient tous de l’aliénation mentale.

— Il s’agit plutôt d’un progrès, non ?

— Non. On a jeté le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce que l’hystérie existe que le diable n’existe plus. Ce n’est pas parce que nos sociétés industrialisées ont enterré cette peur ancestrale que son objet a disparu. En vérité, beaucoup de religieux pensent que l’Antéchrist, au XXe siècle, a triomphé. Il a réussi à nous faire oublier sa présence. Il s’est insinué dans les rouages de nos sociétés. Il est partout, c’est-à-dire nulle part. Dilué, intégré, invisible. Il progresse sans bruit ni visage mais n’a jamais été aussi puissant !

Katz semblait subjugué par son propre discours. Je revins à mon sujet :

— L’expérience de Luc a donc été une sorte de fenêtre sur un être réel ?

— Une fenêtre sur cour, ricana-t-il. Oui. Le diable, le vrai, nous est apparu ce matin. Un être mauvais, hostile, cruel, un maître de l’apostasie qui s’active au fond de chaque esprit. « La bête immonde tapie au fond de nos entrailles. » Luc Soubeyras, en mourant, l’a approchée. Il l’a vue et écoutée. Il est maintenant imprégné par cette présence. Possédé, au sens fort du terme.

— Mais que pensez-vous de la créature qui lui est apparue ? Ce vieillard aux cheveux luminescents ? Pourquoi cette apparence ?

— Le diable est mensonge, mirage, illusion. Il multiplie les visages pour mieux nous confondre. Nous ne devons pas nous arrêter à ce que nos yeux voient, à ce que nos oreilles entendent. Saint Paul nous exhorte : « Revêtez l’armure de Dieu, afin d’être capables de résister aux ruses du démon » !

Pas moyen de stopper ce puits de citations. Je pris mon élan et posai la seule question, au fond, qui m’importait à ce moment :

— À la fin de la séance, quand Luc a hurlé, c’était de l’araméen, non ?

Katz sourit encore. Un sourire qui irradiait de jeunesse :

— Bien sûr. De l’araméen biblique. L’araméen des manuscrits de la mer Morte. La langue de Satan, quand il s’est adressé à Jésus, dans le désert. Son utilisation par votre ami pourrait être considérée comme un symptôme officiel de possession, dans la mesure où il ne connaissait pas ce langage...

— Il le connaissait. Luc Soubeyras a suivi un cursus à l’Institut Catholique de Paris. Il a travaillé sur plusieurs langues anciennes.

— Dans ce cas, nous sommes bien dans le pire des cas. Une possession invisible, sans symptôme, sans signe extérieur, absolument... intégrée !

— Vous avez compris ce que cela voulait dire ?

« Dina hou be’ovadâna ». La traduction littérale serait : « La loi est dans nos actes. »

« La loi est ce que nous faisons », ça pourrait convenir ?

— Oui. Mais il n’existe pas de temps présent en araméen. Ce serait, disons, un présent universel.

La phrase d’Agostina. La phrase du Serment des Limbes, la loi est ce que nous faisons. La liberté totale du mal, érigée en loi. Pourquoi Luc répétait-il ces mots ? Comment les connaissait-il ? Les avait-il vraiment entendus au fond du néant ? Chaque élément renforçait la logique de l’impossible.

— Dernière question, fis-je en me concentrant sur mes paroles, vous aviez parlé à Luc avant l’expérience de ce matin ?

— Il m’avait appelé, oui.

— Vous a-t-il demandé à être exorcisé ?

Il fit un geste de dénégation :

— Non. Au contraire.

— Au contraire ?

— Il semblait, comment dire, satisfait de son état. Il s’observe lui-même, voyez-vous. Il est le théâtre d’une expérience. Le sujet de sa propre damnation. Lux aeterna luceat eis, Domine !

 

101

 

DANS LA RUE, je vérifiai mon portable. Pas de message. Merde. Je retrouvai ma bagnole et décidai de rentrer directement chez moi. En route, je ne pouvais pas passer une vitesse sans la faire craquer. Je pilais pour freiner et calais pour démarrer. Chaque fois que je tournais le volant, ma douleur à l’épaule se réveillait. Il était temps que je me repose  – une vraie nuit.

À la maison, nouvelle déception. Manon dormait encore. Je laissai tomber flingue et holster et me dirigeai vers la cuisine. Elle avait préparé un repas selon mes goûts. Pousses de bambou, haricots verts, huile de soja, riz blanc et graines de sésame. Un thermos de thé était rempli. Je contemplai le service et les couverts, soigneusement disposés sur le comptoir : le bol en bois de jujubier, les baguettes de laque, les coupelles, la tasse... Malgré moi, je vis derrière ces attentions délicates un sens caché. Toujours le même : « Va te faire foutre. »

J’attaquai mon repas debout, sans le moindre appétit. Mes idées sombres ne reculaient pas. Toute la journée, j’avais évolué parmi les dingues, mais je ne valais pas mieux qu’eux. Pourquoi avoir perdu douze heures au nom d’hypothèses foireuses ? Avoir passé tout ce temps sur les visions de Luc, simple mirage psychique ? J’aurais dû au contraire me concentrer sur l’enquête concrète : trouver l’assassin de Sylvie Simonis, puisque c’était la seule question importante.

Celle qui pouvait innocenter Manon.

Depuis mon retour, je n’avais pas avancé d’un pas dans ce sens. J’étais incapable de guider mes hommes vers des pistes constructives. Le Jura n’avait rien donné. Le Gabon non plus. Et pendant ce temps, de nouvelles affaires tombaient à la BC... Les gars de mon équipe revenaient aux dossiers en cours. Dumayet avait raison : j’étais hors sujet.

Je stoppai mon simulacre de dîner, plaçai la nourriture dans le réfrigérateur et glissai assiettes, bols et baguettes dans le lave-vaisselle. Je pris la bouteille de vodka au fond du congélateur et en remplis ma tasse. Je m’enfilai une rasade. Brûlure de chaudière. J’emportai la bouteille et m’écroulai sur le canapé.

Je n’avais pas allumé. Je restai dans la pénombre, observant les poutres noires du plafond. Je percevais, derrière les vitres, la rumeur de la pluie et de la circulation. Trouver des nouvelles voies d’enquête. Abandonner les visions de Luc et la soi-disant existence du diable. Dégoter des solutions pour avancer dans le Jura, sur les insectes, le lichen, les acides... Je devais circonscrire mon investigation. Après tout, je tenais une coupable en Italie. Un autre en Estonie. Il fallait me concentrer sur celui de Sartuis. Quand je tiendrais ma série de meurtriers, il serait toujours temps de faire de la métaphysique.

Je portai ma tasse à mes lèvres et m’arrêtai net. Une idée venait de me traverser l’esprit. Depuis longtemps  – depuis que j’avais découvert l’existence des Sans-Lumière  –, je soupçonnais un homme de l’ombre, une espèce de « coach » qui aidait et soutenait ces « visionnaires ». Au fond de moi, je n’avais jamais cru à la culpabilité complète d’Agostina, pas plus qu’à celle de Raïmo. Ni l’un ni l’autre n’avaient les compétences pour mener à bien le sacrifice aux insectes.

Mais je n’étais pas allé assez loin dans mon raisonnement.

Un homme caché, oui, mais pas seulement.

Un véritable tueur.

Un meurtrier qui assassinait à la place des Sans-Lumière et qui parvenait, d’une manière ou d’une autre, à les convaincre de leur culpabilité.

Van Dieterling avait évoqué un « supra meurtrier ».

Zamorski un « inspirateur ».

Mais ils parlaient chaque fois du diable en personne.

La vérité était différente : un homme, un simple mortel, tuait, dans l’ombre des Sans-Lumière. Un dément qui repérait les cas de survivants à travers l’Europe et les vengeait. L’inscription sur l’écorce, à Bienfaisance, ne disait-elle pas : « je protège les sans-lumière » ?

Je ne devais pas chercher un coupable pour l’affaire Sylvie Simonis.

Mais un assassin pour les trois affaires  – et sans doute d’autres encore !

Un meurtrier qui vivait dans le Jura, j’en étais certain, et qui rayonnait dans toute l’Europe. Non seulement un manipulateur d’acides et un éleveur d’insectes, mais aussi un homme capable de pénétrer dans le cerveau des Sans-Lumière pour leur faire croire qu’ils avaient tué à sa place...

Nouveau déclic en moi. Et si cet homme créait, tout simplement, chaque Sans-Lumière ? S’il parvenait à pénétrer dans leur inconscient et à leur imprimer ces visions négatives ?

Non pas un démon, mais un démiurge.

Un homme qui tirait les ficelles des trois meurtres.

Un homme orchestrait les visions qui semblaient les précéder.

Je trouvai un nom à mon « super-suspect ».

Le Visiteur des Limbes.

Oui, il fallait ramener tout ce théâtre maléfique sur terre. Le vieillard luminescent, l’ange carnassier, l’enfant écorché : ces visions composaient le visage d’un seul homme. Un fou qui se grimait, se déguisait et triturait les consciences. Un assassin qui torturait les corps et multipliait les marques du diable. Un dément qui se prenait pour Satan et fabriquait ses propres Sans-Lumière !

Nouvelle rasade de vodka.

Nouvelles réflexions brûlantes.

Comment faisait-il pour suggérer aux miraculés leurs visions ? Comment leur apparaissait-il ? Aucune réponse. Pourtant, je laissai se diluer en moi  – onde chaleureuse, bienveillante  – ma nouvelle certitude.

Le Visiteur des Limbes.

Un tel salopard existait et j’allais mettre la main dessus.

C’était lui qui m’avait écrit « je t’attendais » puis « toi et moi seulement ». Ce diable attendait son Saint-Michel Archange pour le grand duel !

Je me servis un nouveau verre à la santé de mon concept.

La vibration de mon portable me fit sursauter.

Je pensai à Corine Magnan. C’était Svendsen.

— J’ai peut-être du nouveau.

— Sur quoi ?

— Les morsures.

J’avais vidé la moitié de la bouteille de vodka et j’avais encore la tête emplie de théories : je ne voyais pas de quoi mon légiste parlait. Au bout de quelques secondes, enfin, je compris. Des siècles que personne ne m’avait parlé de cet aspect spécifique des meurtres : les marques de dents. Par ma faute : j’avais toujours écarté cet indice, de peur de découvrir des preuves physiques de l’existence de Pazuzu, le diable à tête de chauve-souris.

Le légiste continua :

— Je sais peut-être comment il fait.

— Tu es à la Râpée ?

— Où veux-tu que je sois ?

— J’arrive.

Je me levai avec difficulté, replaçai la bouteille au congélateur puis attrapai mon imper et fixai mon holster à ma ceinture. Je contemplai la porte de la chambre. Je rédigeai un mot, expliquant que je devais partir « pour l’enquête », et le posai sur la table basse du salon. Je m’éclipsai sans un bruit.

Je traversai la rue et frappai à la fenêtre des gars en planque devant chez moi. Depuis notre arrivée à Paris, j’avais réquisitionné une équipe pour surveiller mon immeuble et les déplacements de Manon. La vitre s’abaissa. Odeurs de MacDo et de café froid.

— Je suis de retour dans une heure ou deux. Ouvrez l’œil.

Un flic au teint de papier mâché acquiesça, sans même user sa salive.

Je filai vers ma voiture. Machinalement, je levai les yeux vers mes fenêtres. Soudain, il me parut distinguer une forme, agile, rapide, qui bondissait derrière les rideaux de la chambre. J’observai les plis de toile en fronçant les sourcils. Manon s’était-elle réveillée ou était-ce un reflet ? Le passage de phares ?

J’attendis une bonne minute. Rien ne se passa. Je me remis en route, n’étant même plus sûr de ce que j’avais aperçu.

 

22 heures.

Circulation fluide, chaussée brillante. J’allumai une cigarette. Le goût de vodka s’évaporait, ma lucidité revenait. Cette sortie imprévue avait des airs de fête.

Pourtant, quand je pénétrai dans la morgue, le malaise me tomba dessus aussi sec. Svendsen m’attendait avec deux machettes posées devant lui, sur une table d’autopsie. Le Rwanda me remonta dans la gorge. Une brûlure acide, chargée de vodka et de terreur. Je m’appuyai contre une table roulante.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Ma voix était altérée. Le Suédois sourit :

— Ta solution. Démonstration.

Il attrapa un pot de glu industrielle puis en badigeonna une des lames. Ensuite, il attrapa une poignée de morceaux de verre qu’il répandit sur la colle. Enfin, il écrasa la deuxième machette sur l’ensemble, comme une tranche de pain sur le jambon d’un sandwich.

— Et voilà.

— Voilà quoi ?

Il entoura les deux manches de ruban adhésif jusqu’à les souder en une seule garde. Puis il se tourna vers une forme sous un drap. Sans hésiter, il dénuda le buste d’un vieil homme aux traits bouffis. Il leva son arme et l’abattit violemment sur le torse. J’étais sidéré. Svendsen était parfois incontrôlable.

Avec effort, il extirpa les crocs de verre de la chair puis ordonna :

— Approche.

Je ne bougeai pas.

— Approche, je te dis. T’en fais pas. Ce corps est ici depuis une semaine. Un SDF. Personne ne viendra se plaindre du préjudice.

À contrecœur, je fis un pas et observai la blessure. Elle simulait parfaitement des traces de morsures. Du moins : de « mes » morsures. Hyène ou fauve, déchaîné contre le cadavre de Sylvie Simonis.

— Tu as compris ?

Il brandissait avec fierté son double râtelier. Autour de nous, les murs d’acier brillaient faiblement sous les rampes d’éclairage.

— Et encore, reprit-il, si j’avais eu le temps de trouver de vraies dents de fauve, l’illusion aurait été parfaite.

La crête d’éclats de verre étincelait dans la lumière argentée. Le Rwanda s’effaça au profit d’autres horreurs. La double lame qui s’abat sur Sylvie Simonis. Les bruits mats des coups. Le ahan ! du tueur, à court de souffle. Les chairs de Sylvie meurtries, déchiquetées.

— D’où t’est venue cette idée ?

— Un règlement de comptes entre Blacks, à République. La forme des mutilations m’a incité à passer quelques coups de fil. Des toubibs, qui s’étaient farci les conflits récents. Rwanda, Sierra Leone, Soudan...

— Personne n’utilisait cette technique au Rwanda.

Il releva la tête :

— C’est vrai : tu connais. En fait, je te parle de la Sierra Leone. Je me suis renseigné. Les années quatre-vingt-dix. Les milices de Foday Sankoh. Certains groupes usaient de cette méthode pour faire croire aux populations qu’ils s’étaient adjoint l’aide des animaux de la forêt. T’es allé dans ces coins-là, je te fais pas un dessin.

J’ignorais tout de la Sierra Leone mais je me souvenais que les hommes de ces milices s’affublaient de masques effrayants. Images célèbres : des soldats bardés de cartouchières, brandissant des fusils automatiques, arborant des faciès et des postiches abominables.

J’observai encore la double machette de Svendsen. Cette arme abjecte me réconfortait. Elle donnait corps à mes hypothèses pragmatiques.

Un seul et même tueur.

En Estonie, en Italie, en France, utilisant chaque fois ce « machin » bricolé.

C’était aussi un nouveau signe en direction de l’Afrique. Mon visiteur avait vécu là-bas. Il avait fait ses armes sur le continent noir. Il avait traversé des conflits, étudié les insectes, la botanique de ces pays.

Un homme bien réel se rapprochait.

Et Pazuzu sortait du cadre.

Je félicitai Svendsen et partis au pas de course. Plus que jamais, je devais reprendre l’enquête sur des bases concrètes. Le Visiteur s’était donné beaucoup de mal pour ressembler au diable et faire croire à une existence supraréelle. Mais chaque détail de sa technique se dévoilait et j’allais remonter le cauchemar jusqu’à sa source.

 

102

 

JE CONSULTAI ma messagerie. Corine Magnan m’avait appelé. Enfin. Je composai son numéro dans la cour de la morgue, sous une fine bruine.

— Je vous ai rappelé assez tard, commença-t-elle, excusez-moi. Mes journées à Paris n’en finissent plus. Que puis-je faire pour vous ? Pas grand-chose, j’en ai peur. Je n’ai même pas le droit de vous parler.

Le ton était donné. Je hissai le drapeau blanc :

— Je voulais vous proposer mon aide.

— Durey, je vous en prie : restez en dehors de tout ça. J’ai déjà fermé les yeux sur votre intervention dans le Jura. Je vous rappelle que vous n’avez aucune légitimité dans cette affaire !

La voix était sèche mais je sentais que cette attitude était une défense. Seule à Paris, sans soutien ni connaissances, entourée par les cerbères de la lre DPJ, Corine Magnan montrait les griffes pour mieux s’affirmer.

— O.K., fis-je sur un ton conciliant. Alors dites-moi seulement ce que vous faisiez ce matin, à l’hôpital. Vous instruisez le dossier du meurtre de Sylvie Simonis : quel rapport avec les délires de Luc ?

Il y eut un bref silence. Magnan faisait le tri parmi ses informations. Ce qu’elle pouvait me révéler ou non. Elle finit par dire :

— L’expérience de Soubeyras apporte un éclairage transversal à mon enquête.

— Vous croyez donc à ces histoires de visions, de possession ?

— Peu importe ce que je crois. Ce qui m’intéresse, c’est l’influence de ces traumatismes sur les protagonistes de mon affaire.

— Soyez claire. Quels protagonistes ?

— Mon suspect principal est Manon Simonis. Cette jeune femme aurait pu connaître la même expérience que Luc Soubeyras. En 1988, lors de son coma.

— Manon n’a aucun souvenir de ce genre.

— Cela n’exclut pas qu’elle ait vécu une NDE négative.

— En admettant qu’elle l’ait vécue et que cette expérience l’ait transformée en meurtrière, ce qui est déjà dur à avaler, quel serait son mobile ?

— La vengeance.

Je continuai à jouer l’imbécile :

— De quoi ?

— Durey, arrêtez ce jeu. Vous savez comme moi que c’est sa mère qui a tenté de la tuer, en 1988. Manon pourrait s’en souvenir, malgré ce qu’elle dit.

Picotements glacés sur le visage. Corine Magnan en savait beaucoup plus long sur le dossier que je ne le pensais. J’enchaînai, sur un ton sceptique :

— Laissez-moi résumer. Manon aurait vécu une NDE négative lors de sa noyade. Cette épreuve l’aurait lentement transformée en monstre vengeur, qui aurait attendu quatorze ans pour frapper ?

— C’est une hypothèse.

— Et votre seul indice, c’est l’état de choc de Luc Soubeyras ?

— Et son évolution, oui.

— Il faut des preuves concrètes pour arrêter les gens.

— C’est pourquoi, pour l’instant, je n’arrête personne.

— Vous voulez interroger à nouveau Manon ?

— Je veux l’entendre avant de rentrer à Besançon, oui.

— Elle ne le supportera pas.

— Elle n’est pas en sucre. (Sa voix s’était encore radoucie.) Durey, dans cette histoire, vous êtes juge et partie. Et vous m’avez l’air à cran. Si vous voulez vraiment aider Manon, sortez du cercle. Vous ne pouvez qu’envenimer les choses.

Ma colère revint, dans les graves :

— Comment pouvez-vous tirer quoi que ce soit du témoignage d’un homme qui sort tout juste du coma ? Je connais Luc depuis vingt ans. Il n’est pas dans son état normal.

— Vous faites semblant de ne pas comprendre. C’est justement cet état qui m’intéresse. L’influence psychique d’une NDE infernale. Je dois découvrir si un tel traumatisme peut réellement pousser au crime. Et si Manon, lors de sa mort temporaire, a vécu une aventure similaire...

La situation était de plus en plus claire. Mon meilleur ami comme preuve à charge contre la femme que j’aimais. Un vrai dilemme cornélien. Corine Magnan ajouta, comme pour m’achever :

— Je sais beaucoup plus de choses que vous ne croyez. Agostina Gedda. Raïmo Rihiimäki. Ce ne serait pas la première fois qu’une vision infernale précède un meurtre de ce type.

— Qui vous a parlé de ces cas ?

— Luc Soubeyras n’a pas seulement témoigné, il m’a donné son dossier d’enquête.

Je vacillai sur la berge. J’aurais dû penser à tout ça. Je balbutiai :

— Son travail n’est qu’un tissu de suppositions sans fondement. Vous n’avez rien contre Manon !

— Alors, vous n’avez pas à vous inquiéter, cingla-t-elle d’une voix ironique. Commandant, il est tard. Ne m’appelez plus.

Je hurlai pour de bon, jouant ma dernière carte :

— Un témoignage sous hypnose n’est juridiquement pas recevable ! Que faites-vous du « consentement libre et éclairé » du témoin ? En matière pénale, la preuve doit être libre !

— Je vois que vous avez fait du droit, c’est bien, dit-elle, sarcastique. Mais qui vous parle de témoignage ? J’ai enregistré l’audition de Luc Soubeyras dans le cadre d’une expertise psychiatrique. Luc est un témoin volontaire. Je dois d’abord vérifier son état mental. Dans ce contexte, l’hypnose ne pose pas de problème. Renseignez-vous : il y a eu des précédents.

Magnan triomphait. Je répliquai, sans conviction :

— Votre instruction est un château de cartes.

— Bonsoir, commandant.

La tonalité résonna dans ma main. Je regardai stupidement mon portable. J’avais perdu cette manche et j’étais sûr que Magnan ne m’avait pas tout dit. Je composai un autre numéro. Foucault.

À minuit trente, sa voix était claire.

— Je finis à peine ma journée, rit-il.

— Sur quoi tu bosses ?

— Une histoire à L’Isle-Adam. Un noyé. Le genre qui n’a pas d’eau dans les poumons. Et toi, qu’est-ce que tu fous ? Depuis une semaine, tu...

— Une partie de pêche, ça te branche ?

— Quel genre ?

— Pas au téléphone. Tu es à la boîte ?

— Je partais chez moi.

— Rejoins-moi au square Jean-XXIII.

Je bondis dans ma voiture et traversai le pont d’Austerlitz. Les quais en direction de Notre-Dame  – le square jouxtait la cathédrale. Je me garai près de l’église Saint-Julien-le-Pauvre, rive gauche, puis franchis de nouveau la Seine, à pied, incognito, sur le pont de l’Archevêché.

J’enjambai les grilles. Foucault était déjà là, assis sur le dossier d’un banc. Sa tignasse bouclée se détachait sur le mur gris de la cathédrale, au fond des jardins.

— C’est quoi, ricana-t-il, un complot ?

— Un service.

— Je t’écoute.

— Une magistrate de Besançon, actuellement à Paris.

— Celle de ton affaire ?

— Corine Magnan, oui.

— Où elle s’est installée ?

— À toi de me le dire. Je l’ai croisée ce matin. Elle a saisi les mecs de la lre DPJ mais je ne suis pas sûr qu’elle soit dans leurs locaux.

— Je la loge, O.K. Et qu’est-ce que je fais ?

— Je veux savoir ce qu’elle a sur la fille de Sylvie Simonis, Manon.

— Celle qui vit chez toi ?

Les nouvelles allaient vite. Par mesure de discrétion, j’avais tapé dans la BAC  – la Brigade Anti-Criminalité  – pour enrôler mon équipe de surveillance. Mais il n’y a pas de secret dans la police. J’ignorai la question et continuai :

— Il me faut son dossier.

— Rien que ça ? Elle doit le garder avec elle. Jour et nuit.

— Sauf s’il pèse une tonne.

— S’il pèse une tonne, je ne pourrai pas le sortir. Ni le copier.

— Tu te démerdes. Tu scannes les passages qui concernent Manon. Je veux savoir ce qu’elle a contre elle.

D’un bond, Foucault toucha le sol.

— Je tape tout de suite. Je te rappelle demain matin.

— Non. Dès que tu auras du nouveau.

— Sans faute.

Je lui pressai le bras :

— J’apprécie.

Je le regardai disparaître sous les saules pleureurs du square, alors que le vent et les odeurs d’asphalte humide revenaient m’envelopper. Je grelottais et pourtant, je percevais dans ces sensations une familiarité chaleureuse. Paris était là, se rappelant à mon bon souvenir.

Je m’assis à mon tour sur le banc. La pluie était devenue une bruine très fine, presque imperceptible, qui vaporisait la nuit. Je repris mes réflexions là où je les avais laissées deux heures auparavant. L’hypothèse d’un seul tueur, capable à la fois de décomposer un corps vivant et de s’immiscer dans les consciences. Le Visiteur des Limbes...

Les questions ne manquaient pas. Comment faisait-il pour imprégner les esprits ? Était-il parvenu à recréer une Expérience de Mort Imminente ? Dans ce cas, pourquoi ses victimes étaient-elles persuadées d’avoir vécu ce « voyage » juste avant ou après leur période d’inconscience ? Avait-il réussi aussi à semer la confusion dans leurs souvenirs ?

Dans tous les cas, il fallait gratter du côté technique de cette hallucination  – les produits chimiques, les drogues, ou les méthodes de suggestion, qui permettraient d’induire de tels mirages.

Soudain, j’eus une nouvelle révélation.

Une seule substance, je le savais, pouvait créer de telles hallucinations. L’iboga noir. Grâce à elle, le Visiteur créait peut-être ses propres limbes pour « apparaître » aux miraculés. Il les projetait aux confins de la mort puis surgissait devant eux, en chair et en os, se mêlant à leur transe.

Une nouvelle boucle dans mon enquête.

L’iboga, la plante par laquelle l’affaire avait commencé pour moi...

Enfin une connexion directe entre le meurtre de Massine Larfaoui, dealer d’iboga, et les meurtres de Sylvie Simonis, d’Arturas Rihiimäki, de Salvatore Gedda... Le Visiteur des Limbes achetait peut-être l’iboga noir à Larfaoui. De là à imaginer qu’il était aussi l’assassin du Kabyle, il n’y avait qu’un pas.

Je me levai et inspirai profondément.

Il fallait que je me replonge dans le dossier Larfaoui.

Que je creuse la piste de l’iboga.

Mais d’abord, vérifier si mon hypothèse tenait debout « médicalement ».

 

103

 

UN NOM ME VINT tout de suite à l’esprit : Éric Thuillier. Le neurologue qui s’occupait de Luc depuis son transfert à l’Hôtel-Dieu.

Je regardai ma montre - 1 h 30. Je composai le numéro de l’hôpital, et demandai à parler au Dr Éric Thuillier. Une chance sur dix pour qu’il soit de garde cette nuit.

Il était bien là, mais on ne pouvait pas me le passer : un problème l’avait appelé dans les chambres. Je raccrochai sans laisser de message : je marchais déjà en direction de l’Hôtel-Dieu, situé à cinquante mètres.

Service de Réanimation, le retour.

Je stoppai face au couloir, derrière les portes vitrées. Lueurs verdâtres, reflets d’aquarium. Odeurs de goudron et de désinfectant. Je me contentai d’observer le décor étouffant derrière, guettant le neurologue qui allait sortir d’une des cellules.

Une ombre apparut dans le corridor. Je reconnus mon fantôme, malgré la blouse, le masque et les chaussons. Thuillier avait à peine franchi les portes que je le saluai. Il baissa son masque et ne parut pas surpris de me voir. À cette heure, et dans ce service, rien n’était surprenant. Il ôta sa blouse, debout dans le hall.

— Une urgence ? demanda-t-il, en roulant en boule ses vêtements de papier.

— Pour moi, oui.

Il lança le ballot dans la poubelle vissée au mur.

— Je voulais simplement vous parler d’une de mes théories.

Il sourit :

— Et ça ne pouvait pas attendre demain ?

Je souris en retour. Je retrouvais le premier de la classe que j’avais rencontré au début de mon enquête. Col Oxford et petites lunettes, pantalon de velours côtelé trop court.

— On peut fumer, ici ?

— Non, fit Thuillier. Mais j’en veux bien une.

Je lui tendis mon paquet. Le neurologue siffla avec admiration :

— Des sans-filtre ? Vous les achetez en contrebande ou quoi ? (Il piqua une cigarette.) Je ne savais même pas qu’on pouvait encore en trouver.

J’en pris une à mon tour. En tant que flic, je connaissais l’importance des entrées en matière. Une audition se réglait souvent dès la première minute. Cette nuit, le charme opérait. Nous étions sur la même longueur d’onde. Thuillier désigna une porte entrouverte, dans mon dos :

— Allons par là.

Je lui emboîtai le pas. On se retrouva dans une salle sans fenêtre, ni mobilier. Un rebut du bâtiment, ou simplement la pièce réservée aux fumeurs.

Thuillier s’installa sur l’unique banc qui traînait et sortit de sa poche une boîte en fer de bonbons des Vosges  – le kit du parfait accro au tabac.

— Alors, cette théorie ?

— Je voudrais vous parler de l’expérience de Luc Soubeyras. Celle qu’il nous a racontée ce matin.

— Flippant. Et pourtant j’en ai vu, croyez-moi.

J’approuvai d’un signe de tête et commençai :

— Une question chronologique, d’abord. Luc a raconté son voyage psychique comme s’il l’avait vécu au moment de sa noyade. Pensez-vous qu’il ait pu au contraire la vivre lors de son réveil ?

— Peut-être. Il pourrait confondre les deux périodes : perte de conscience et réanimation. C’est fréquent. Ce sont des régions confuses, marquées par un trou noir.

— Aurait-il même pu éprouver cette hallucination dans les jours qui ont suivi, lorsque son esprit était encore... brumeux ?

— Je ne vous suis pas très bien.

Je m’approchai et plaçai toute ma force de persuasion dans mes mots :

— Je me demande si sa NDE n’a pas été provoquée par un tiers.

— Comment ça ?

— J’imagine qu’on lui a « injecté » une sorte... d’illusion mentale.

— De quelle façon ?

— Dites-moi déjà si c’est envisageable.

Le neurologue inhala une bouffée blonde, prenant le temps de réfléchir. Il paraissait amusé :

— On peut toujours droguer quelqu’un. Ou utiliser une technique de suggestion. Zucca, ce matin, en a donné un bon exemple. Il tenait, véritablement, l’esprit de Luc dans sa main.

— De plus, la conscience d’un homme qui sort du coma est particulièrement influençable, non ?

— Bien sûr. Durant plusieurs jours, le réanimé ne fait aucun distinguo entre rêve et réalité. Et sa mémoire est imprécise. C’est le potage complet.

— Luc était donc une proie facile pour une telle manipulation ?

— Je voudrais être sûr de comprendre. Un intrus serait entré dans sa chambre et lui aurait administré je ne sais quel cocktail hallucinogène ?

— C’est ça.

Thuillier eut une moue sceptique :

— D’un point de vue pratique, ça me paraît difficile. Notre service est un vrai blockhaus, surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Personne ne peut approcher un patient sans signer un formulaire ni croiser une infirmière.

— Personne, à l’exception des médecins.

— Vous êtes sérieux, là ?

— Je réfléchis à voix haute.

Le neurologue écrasa sa cigarette dans sa petite boîte :

— Admettons. Mais quel serait le but de la manœuvre ? Droguer ou hypnotiser un type qui sort du coma, c’est un peu comme pousser un accidenté de la route, à peine remis de ses blessures, dans un précipice. Il faudrait vraiment être sadique.

— Mais en théorie, c’est possible.

Il me lança un regard en coin :

— Vous avez juste des soupçons ou déjà des indices ?

— Je pense que mon homme aurait pu utiliser une plante africaine. L’iboga.

— Vous y allez fort. L’iboga est un puissant psychotrope. Votre docteur Mabuse aurait fait prendre cette substance à Luc, dès son réveil, pour lui faire croire qu’il avait subi une NDE ?

— C’est possible ou non ?

— Je ne pense pas, non. L’iboga a des effets violents. Des vomissements, des convulsions. Luc se souviendrait de ces dommages indirects. Il y a aussi le problème de l’ingestion. Ce truc s’ingère plutôt sous forme de breuvage et...

— On m’a parlé d’une préparation injectable.

— Pour concocter un tel truc, il faut être un spécialiste. Isoler le principe actif. Traiter la molécule. Par ailleurs, l’iboga est une plante dangereuse, un vrai poison. On ne compte plus ses victimes en Afrique.

Je levai la main :

— La question ne se pose pas en ces termes. Le suspect que j’imagine est de toute façon un tueur psychopathe. Un homme qui se prend pour le diable et agit sans la moindre considération morale.

— Vous commencez à me filer les jetons.

— Continuons à imaginer l’opération. Est-il possible d’associer l’iboga à d’autres produits anesthésiants ?

— Si on a affaire à un expert, oui.

Un chimiste. Un botaniste. Un entomologiste. Et maintenant un pharmacologue ou un anesthésiste. Et aussi : un médecin capable de pénétrer dans le service de réanimation de l’Hôtel-Dieu. Mon profil se resserrait de plusieurs tours.

Je continuai :

— Vous êtes donc d’accord avec mon hypothèse ?

— Ça me paraît tiré par les cheveux Et excessivement compliqué. Il faudrait mélanger plusieurs produits : un pour engourdir le patient, un autre pour prévenir les effets indirects de l’iboga, puis l’iboga lui-même, dilué dans un composé...

— Et aussi quelque chose pour faciliter le pouvoir de suggestion.

— Comment ça ?

— Durant l’opération, mon manipulateur apparaît au survivant, grimé, déguisé, à la manière d’un diable. Il se mêle à la transe, si vous voulez. Il s’intègre lui-même à l’hallucination, lors du rituel biochimique.

— Comme le vieillard dont a parlé Luc ?

— Exactement. Au moment de l’expérience, quand le sujet a l’impression de sortir de son corps et qu’il aperçoit le tunnel, alors mon tueur surgit, maquillé, déguisé...

— Mais si votre sujet est inconscient ?

— Il ne le serait pas tout à fait. C’est une question de dosage des produits, non ? Mon apprenti sorcier provoque peut-être un état de semi  – conscience...

Thuillier rit nerveusement :

— Vous ne croyez pas que vous chargez la mule, non ? Pourquoi organiser un tel bordel ?

— Je pense avoir affaire à un criminel de génie, un meurtrier qui joue avec la pathologie des victimes. Un homme qui crée son propre univers maléfique, loin de l’espèce humaine. Une sorte de tueur métaphysique.

— Luc Soubeyras aurait été drogué à son réveil ?

— C’est ce que je suppose.

— Dans mon service ?

— Je comprends que l’idée puisse vous choquer. D’ailleurs, je n’ai pas l’ombre d’une preuve, ni même un indice. Sauf la présence de l’iboga, à la périphérie de mon enquête.

Thuillier paraissait réfléchir.

— Vous avez une autre clope ? demanda-t-il enfin.

Je lui lançai mon paquet froissé puis en attrapai une à mon tour. La salle commençait à ressembler à un hammam. À travers le premier nuage bleuté, il murmura :

— Vous évoluez dans un monde plutôt... terrifiant.

— C’est le monde de celui que je cherche. Pas le mien.

Pendant quelques secondes, nous expulsâmes nos bouffées en silence. Ce fut moi qui repris  – mes idées s’ordonnaient :

— Si j’ai raison, cela signifie que mon visiteur s’est introduit sous un prétexte quelconque dans votre service. Ou bien alors, il fait partie des spécialistes qui ont soigné Luc. Pourrais-je avoir la liste des médecins qui l’ont approché ?

— Aucun problème. Mais croyez-moi, je connais les toubibs qui...

— En tout état de cause, mon homme a été informé du réveil de Luc. Qui était au courant ?

Thuillier se passa la main dans les cheveux :

— Il faudrait dresser une liste. Les docteurs, mais aussi le réseau des infirmières, les pharmacologues, les administrateurs... Pas mal de monde, en fait. Sans compter le Net. La nouvelle a pu être annoncée de plusieurs manières. Ne serait-ce que dans le cadre d’une commande de médicaments spécifiques.

Je notai déjà mentalement ces différentes voies. Thuillier releva la tête :

— Si j’ai bien compris, Luc ne serait qu’une victime parmi d’autres ?

— Je soupçonne une série, oui.

— Votre bonhomme serait chaque fois au chevet du réanimé ?

— Pas toujours, non. Je crois qu’il a aussi conditionné des rescapés bien après leur réveil. Il profite de la fragilité de leur esprit. Lorsque le sujet subit cette hallucination, des années plus tard, il pense naturellement se remémorer une NDE survenue au moment de son coma. Comme si un voile se levait d’un coup sur sa mémoire.

Tout en énonçant mes suppositions, je sentais mon cœur qui s’accélérait. J’avais le sentiment que mon sang foutait le camp. Sous mes mots, sous mes réflexions, le Visiteur des Limbes prenait corps.

Un créateur de Sans-Lumière.

Un diable incarné sur terre, fabriquant son armée avec patience.

Le neurologue se leva et me donna une claque amicale sur l’épaule :

— Venez, on va prendre un café. Votre m’avez l’air sous pression. Je vais vous écrire ma liste. Et vous donner aussi de la doc sur l’iboga. Un de mes étudiants a travaillé là-dessus, l’année dernière. Il y a toujours des amateurs pour ces histoires psychédéliques !

 

104

 

LE VENDREDI SOIR, la rue Myrrha tenait ses promesses. Bars déglingués, conciliabules sur les trottoirs, junkies rasant les murs, putes anglophones frigorifiées sous les porches  – et patrouilles de flics régulières. La pluie brouillait la nuit mais jamais je n’avais vu aussi clair. Je tenais mon fil rouge. L’iboga. Comme les Asservis, mon Visiteur avait besoin de cette plante.

Retour à la case départ.

Chez Foxy la sorcière.

La cage d’escalier brillait de mille feux minuscules. Par les trous colmatés, les portes fissurées, les failles des parquets, chaque appartement scintillait  – ampoules crues, lampes à gaz, chandelles, formant une féerie de misère. Je grimpai dans cette spirale, affrontant déjà les odeurs de manioc, d’huile frite et d’urine.

Le malabar à l’étage de Foxy me reconnut. Il s’effaça, me laissant plonger dans le squat avant de m’emboîter le pas. Traversant le dédale des pièces, j’aperçus les filles qui se préparaient  – à genoux sur leurs nattes, comme pour la prière, s’observant dans de petits miroirs ou se faisant les ongles avec un soin d’artiste.

Nouveau cerbère, le visage mangé d’ombre. Mon compagnon lui fit signe et je pus passer. Je soulevai le rideau de toile. Les bibelots racornis, les coffres, les bouteilles, les fumées lentes : chaque détail était au rendez-vous. Un monde rampant et magique, sur lequel planaient des pattes de bestioles, des bouquets de plantes, des chapelets de coquillages...

Foxy était seule. Assise sur le sol, boubou déployé, elle manipulait des morceaux de ruches d’abeilles qu’elle craquait comme des galettes. Elle gloussa avant que je ne m’approche :

— Honey, tu as retrouvé mon chemin, dit-elle en anglais.

— Beaucoup de chemins mènent à toi, Foxy.

— Qu’est-ce que tu veux, mon prince ?

— Toujours la même chose. Des informations sur Massine Larfaoui.

— De la vieille histoire.

— Tu ne m’as pas tout dit, l’autre fois. Tu ne m’as pas parlé de l’iboga noir.

Elle brisa les alvéoles, le miel coula entre ses doigts. Je posai un genou à terre :

— Je me fous de ton trafic, Foxy. Tu vends ce que tu veux, à qui tu veux.

— Je ne vends pas d’iboga noir. C’est une plante sacrée. Dangereuse pour l’esprit. Tu trouveras personne pour t’en vendre.

Elle ne mentait pas : l’iboga noir était sans doute tabou. Pourtant, le produit avait circulé à Paris. Zamorski me l’avait certifié et je faisais confiance à ses sources.

— Larfaoui s’en procurait. Comment faisait-il ?

— Il y a eu embrouille. Je veux pas parler de ça.

— Ça restera entre nous.

Elle lâcha ses nids dorés et saisit ma main. Ses doigts poissaient. Elle murmura, d’un ton nonchalant :

— Tu te souviens de notre accord ?

J’acquiesçai. Ses cicatrices brillaient à la lueur des bougies. Elle fit claquer sa langue rose :

— C’est à cause de mes filles.

— Tes filles ?

Elle hocha la tête, mimant une gamine désolée :

— Larfaoui leur demandait d’en trouver.

— Chez toi ?

— Je te répète que je touche pas à ça ! Et cette racine pousse pas dans mon pays. Elles avaient d’autres contacts.

— Des Gabonais ?

— D’autres filles, ouais, qui connaissaient un marabout. Des histoires de négresses.

— Quand as-tu découvert le trafic ?

— Juste avant la mort de Larfaoui.

— Comment ?

— Le vendeur de bière, il est venu me voir. Il avait besoin de maman.

— Pourquoi ?

— Il cherchait de l’iboga noir. Il pensait que je pouvais l’aider. Il se trompait.

— Pourquoi te demander à toi ? Il t’a parlé du trafic de tes filles ?

— Larfaoui m’a tout balancé. Il était à cran. Il lui fallait la plante. Pour un client... spécial.

Mon sang grésilla au fond de mes veines. À tort ou à raison, je sentais que je me rapprochais du Visiteur des Limbes.

— Sur ce client, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Rien. Sauf qu’il en voulait toujours plus. Et le Kabyle avait peur.

— C’était quand, exactement ?

— Je te dis : deux ou trois semaines avant sa mort.

— Larfaoui, il avait l’air de craindre pour sa vie ?

Elle leva vers moi ses grands yeux lents. Elle avait abandonné mes mains et repris son manège avec ses alvéoles. J’insistai :

— Réponds-moi. Tu penses que ce client aurait pu buter Larfaoui ?

— Tout ce que je peux dire, c’est que ceux qui cherchent l’iboga noir sont dangereux. Des possédés. Des satanistes. Et Larfaoui n’a pas trouvé la plante. De ça, j’en suis sûre...

Foxy se trompait. Sur la scène de crime, Luc avait trouvé un stock d’iboga noir. J’imaginai un autre scénario : le Visiteur des Limbes et le tueur du samedi ne faisaient qu’un. Larfaoui avait honoré la commande mais, pour une raison inconnue, le Visiteur l’avait tué et n’avait pas cherché l’iboga.

— Larfaoui, fis-je, il n’a pas parlé de son client à tes filles ? Il n’a pas dit quelque chose qui me permettrait de l’identifier ?

Elle fit couler un liquide visqueux dans la vasque  – du sang vermeil, maintenu à température, puis elle saisit un pilon de bronze. Elle répondit de sa voix sépulcrale :

— Larfaoui a parlé aux filles, oui. Il crevait de trouille. Il disait que l’homme était... différent.

— Différent dans quel sens ?

Sa tête dodelina sur son long cou noir. Cette conversation l’irritait  – ou l’inquiétait :

— D’après Larfaoui, il poursuivait un but.

— Quel but ?

— Honey : n’insiste pas. C’est pas bon d’évoquer tout ça.

— La première fois, tu m’as dit que le tueur de Larfaoui était un prêtre. Tu penses qu’il pourrait être ce client ?

— Laisse-moi. Je dois préparer des protections pour mes filles...

Je ruisselais de sueur. Les fumées d’encens me piquaient les yeux. Tout paraissait rouge, comme si mes yeux injectés teintaient ma propre vision. À travers cet écran, le Visiteur des Limbes se matérialisait. Je l’imaginais, sans visage, achetant l’iboga noir pour concocter ses cocktails chimiques, les injections qu’il pratiquait sur les futurs Sans-Lumière.

Je me relevai. Foxy pilonnait toujours, lentement, les yeux baissés sur sa vasque : tac-tac-tac... Elle murmura :

— Il garde un œil sur nous. Il nous traque.

— Qui ?

— Celui qui a tué ma fille. Celui qui a tué Larfaoui.

Ma gorge brûlait, comme si j’avais fumé un joint d’encens. Je rétorquai :

— C’est moi qui le traque.

La sorcière ricana. Je montai le ton  – ma voix n’était plus qu’un grincement :

— Ne me sous-estime pas. Personne n’a encore gagné la partie !

— Tu sais pas qui tu as en face. (Elle prit une expression de pitié moqueuse.) Honey, t’as rien compris à cette histoire !

 

105

 

4 heures du matin.

Coup de fil. La voix de Foucault :

— J’ai logé ta comique. Rue des Trois-Fontanots, à Nanterre. L’adresse d’une importante annexe du ministère de l’Intérieur, abritant plusieurs Offices centraux.

— Tu y vas, là ?

— J’en viens. C’est plié.

— Tu as ce que je t’ai demandé ?

— Tout le dossier scanné, mon petit père. La partie qui concerne Manon.

— Où tu es ?

— J’arrive chez moi. J’aimerais dormir quelques heures, si ça ne te dérange pas.

Foucault habitait le quinzième arrondissement, derrière le quartier de Beaugrenelle.

— Je suis à République, dis-je en tournant la clé de contact. En bas de chez toi dans dix minutes ?

— Je t’attends.

Je filai sur les quais de la rive gauche. La pluie avait cessé. Une atmosphère d’aube, lointaine encore, planait sur le Paris miroitant. Personne dans les rues ni dans le monde conscient. J’aimais cette sensation. Celle du cambrioleur, seul et libre. Du casseur qui vit à rebours des autres hommes, sur l’axe de l’espace et celui du temps.

Je dépassai Beaugrenelle et tournai à gauche, avenue Emile-Zola, jusqu’à croiser la rue du Théâtre. Je repérai la Daewoo de Foucault, phares éteints. Dès qu’il m’aperçut, il jaillit dehors et me rejoignit dans ma voiture.

À peine assis, il me lança une clé USB.

— Il y a tout. J’ai shooté les PV d’audition et je les ai compressés.

— C’est compatible avec Macintosh ?

— Aucun problème. Je t’ai joint un plug-in de transcription.

Je regardai le rectangle argenté, au creux de ma paume :

— Pour accéder au bureau de Magnan, comment t’as fait ?

— J’ai montré ma carte. Aller au plus simple, toujours : c’est toi qui m’as appris ça. Le planton dormait à moitié. Je lui ai dit qu’on était en pleine garde à vue et qu’on avait besoin d’un dossier. Je lui ai même montré le trousseau de chez moi en lui affirmant que le juge m’avait filé les clés de son bureau.

J’aurais dû le féliciter, mais ce n’était pas prévu dans nos accords. Il enchaîna :

— J’ai jeté un œil aux auditions. Ils n’ont rien contre elle.

— Merci.

Foucault ouvrit la portière. Je l’arrêtai :

— Je veux vous voir demain matin, toi, Meyer, Malaspey. 9 heures.

— À la boîte ?

— À l’Apsara.

— Conseil de guerre ? demanda-t-il en souriant.

Je lui répondis d’un clin d’œil :

— Dis-le aux autres.

Il acquiesça et referma la portière. Je traversai la Seine et empruntai la voie express en sens inverse. Dix minutes plus tard, j’étais rue de Turenne. Epuisé, hagard  – mais impatient de lire les éléments de Magnan.

Je me rangeai sur les clous, au coin de ma rue. Je composais le code de mon porche quand j’aperçus la voiture de mes BAC. Un sixième sens m’avertit qu’ils roupillaient  – la masse de la bagnole, les vitres embuées. Une espèce d’inertie indéfinissable. Je frappai au carreau. L’homme fit un bond à l’intérieur, se cognant au plafonnier.

— C’est comme ça que vous surveillez l’immeuble ?

— Désolé, je...

Je n’attendis pas ses explications. Je montai mon escalier quatre à quatre, pris soudain d’une angoisse. Je déverrouillai la porte, traversai le salon. Je passai dans la chambre, retenant mon souffle : Manon était là, endormie.

Je m’adossai au chambranle et me détendis. Je contemplai sa silhouette, suggérée par la couette. De nouveau, cet état étrange, confus, qui ne me quittait pas depuis la Pologne. Mi-excitation, mi-engourdissement. Une fébrilité au bout des membres, qui m’électrisait et m’anesthésiait à la fois.

Je revins vers le vestibule, ôtai mon imper et posai mon arme. La pluie furieuse frappait le toit, les vitres, les murs  – tout l’espace était plongé dans une immersion crépitante, cadencée.

Je m’installai derrière mon bureau et glissai la clé USB dans mon Mac. L’icône du dossier apparut. J’intégrai le programme donné par Foucault puis ouvris les pages de la magistrate.

Foucault avait dit vrai : Corine Magnan n’avait rien.

Ni contre Manon, ni contre qui que ce soit.

Je lus. L’audition de Manon, recueillie à Lausanne, deux jours après la découverte du corps de sa mère, le 29 juin 2002. D’autres témoignages, collectés par la juge dans la ville suisse. Le recteur de l’université de Lausanne. Les voisins de Manon, les commerçants de son quartier... Il y avait bien un trou dans l’emploi du temps de Manon mais l’absence d’alibi n’a jamais fait un coupable. Quant à sa formation universitaire, ce n’était qu’une présomption de plus.

Je fermai mon ordinateur, rasséréné. Même si la rouquine s’amusait encore à interroger Manon à Paris, elle n’obtiendrait rien de plus qu’à Lausanne. Et le témoignage de Luc ne changerait pas la donne.

 

5 h 30 du matin.

Je m’étirai et me levai, en direction de la salle de bains. À cet instant, un bruissement s’échappa de la chambre. Je m’approchai et souris. À travers le clapotis de l’averse, Manon parlait dans son sommeil. Un chuchotement léger, un babil de princesse endormie...

Je tendis encore l’oreille et d’un coup, un étau d’acier crispa mon cœur.

Manon ne parlait pas français.

Elle parlait latin.

Je dus m’accrocher au châssis pour ne pas hurler.

Le murmure me vrillait le crâne :

— Lex est quod facimus... lex est quod facimus... lex est quod facimus... lex est quod facimus...

Manon répétait la litanie du Serment des Limbes.

Comme Agostina.

Comme Luc.

Comme tous les Sans-Lumière !

Mon édifice s’écroulait encore une fois. Mes théories, mes hypothèses, mes tentatives pour innocenter Manon  – et inventer, coûte que coûte, un autre tueur.

Dos au mur, je me laissai tomber sur le cul. La tête entre les bras, je me mis à chialer comme un môme. Le désespoir me submergeait. Luc avait raison. Manon avait bien subi une NDE négative. Elle abritait ce souvenir maléfique au fond d’elle, comme un noyau d’infection. De là à conclure qu’elle avait tué sa mère...

Je me redressai. Non. C’était trop facile. Je pouvais encore défendre ma théorie. Si Manon avait été conditionnée par le Visiteur des Limbes, des fragments de l’expérience pouvaient lui échapper dans son sommeil : cela ne prouvait pas sa culpabilité. C’était lui, le démiurge, le tueur de l’ombre, qui avait sacrifié Sylvie Simonis et endoctriné Manon à son insu !

Je me relevai et essuyai mes yeux.

Identifier le Visiteur.

Le seul moyen de sauver Manon.

D’elle-même et des autres.

 

106

 

8 h 30, vendredi 15 novembre.

Pas fermé l’œil de la nuit.

Manon s’était levée à 7 heures. Je lui avais préparé un petit déjeuner  – croissants et pains au chocolat, achetés chez le boulanger  – puis j’avais passé une demi-heure à la rassurer sur la tournure des événements. Manon n’était pas convaincue. Sans compter qu’elle devenait claustrophobe dans mon appartement. Je l’avais embrassée, sans une allusion à ses paroles de la nuit, et lui avais promis de repasser à l’heure du déjeuner.

J’étais maintenant rue Dante, sur la rive gauche, juste en face de la cathédrale Notre-Dame. À quelques mètres du square de la veille. Je me garai en double file, devant mon adresse.

L’Apsara est un salon de thé, mi-indien, mi-indonésien. J’y donnais rendez-vous à mes flics quand une réunion secrète s’imposait  – personne n’aurait eu l’idée de chercher des gars de la Crime dans un lieu où on ne pouvait boire que du thé parfumé au gingembre et du lassi à la mangue.

Le salon était fermé. C’était une tolérance de la part du patron de nous recevoir si tôt. La décoration évoquait l’intérieur d’une feuille de palme : tentures émeraude, nappes Véronèse, serviettes en papier vert d’eau. Tout le mobilier était en osier.

La planque parfaite.

Seul problème : il était interdit d’y fumer.

J’étais le premier. Je fermai mon portable et commandai un thé noir. Sirotant mon Keemun, je ressassai ma stratégie d’urgence. Il était temps de mettre au parfum mes hommes, dans le détail. J’avais déjà perdu un temps inouï  – une semaine, jour pour jour, depuis mon retour de Pologne. Il fallait maintenant leur expliquer toute l’affaire et leur assigner des missions précises pour les deux jours à venir. Ce n’était pas possible qu’on ne décroche pas un indice, un seul, sur le Visiteur des Limbes !

Foucault, Meyer et Malaspey arrivèrent, fragilisant le décor par leur seule présence. À voir leurs carrures, manches de cuir et revers de parka, on craignait pour les sculptures de porcelaine et autres délicats bibelots du restaurant.

Dès qu’ils furent assis, j’attaquai mon exposé.

Chapitre un : le meurtre de Massine Larfaoui. Chapitre deux : l’affaire Sylvie Simonis, dans le Jura. Chapitre trois : les autres meurtres selon le même rituel, puis je parlai des « Near Death Expériences », des Sans-Lumière... Je leur livrai, clés en main, l’étage métaphysique de l’affaire : l’expérience négative, l’intervention du diable, le Serment des Limbes.

Mes gars ouvraient des yeux ronds.

Enfin, j’exposai mon hypothèse rationnelle. Un homme, et un seul, derrière le cauchemar. Un dément qui se prenait pour Satan, créant ses propres Sans-Lumière et les vengeant à coups d’acides et d’insectes.

Je laissai reposer les informations dans les esprits, puis repris :

— En résumé, je cherche un tueur unique. Et je suis certain que le mec vit dans le Jura. C’est lui qui a dessoudé Sylvie Simonis, Salvatore, le mari d’Agostina Gedda, et le père de Raïmo Rihiimäki. C’est lui qui conditionne les miraculés, leur inculquant des souvenirs sataniques. Plus ça va, plus je pense qu’il s’agit d’un médecin, disposant de solides connaissances dans d’autres domaines : chimie, botanique, entomologie, anesthésie. À mon avis, il a vécu en Afrique centrale. Il a le moyen de connaître les cas spectaculaires de réanimés et de se retrouver à leur chevet. Et il peut se glisser incognito dans un hôpital.

Après un temps, je lâchai un autre scoop :

— Je pense que c’est lui aussi qui a manipulé la mémoire de Luc, à son réveil du coma.

Nouveau silence. Personne n’avait touché à sa tasse de terre cuite. C’était l’affaire la plus dingue que chacun de nous ait jamais croisée. Enfin, Foucault prit la parole, se trémoussant sur son siège :

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— On reprend l’enquête à zéro, en se concentrant sur les faits concrets.

— J’ai ratissé ta vallée, Mat. Tes histoires de scarabée et de...

— Il faut recommencer. Le mec est là, j’en suis certain. (Je me tournai vers Meyer.) Toi, tu grattes à nouveau sur les insectes, le lichen, les Africains du Jura. Foucault t’expliquera. J’ai la conviction qu’un fait, un nom, sortira en croisant ces données. Ce n’est pas possible autrement.

Je passai à Malaspey :

— Toi, tu suis la filière Larfaoui. Tu te concentres sur la drogue africaine, l’iboga noir, très difficile à trouver. Un produit que le Kabyle vendait à quelques initiés. J’ai un dossier là-dessus, que je t’ai apporté. Essaie de voir s’il existe d’autres réseaux pour se procurer la défonce. Mon tueur en cherche, j’en suis sûr, pour ses expériences. Il va contacter d’autres dealers.

Malaspey prenait des notes, pipe aux dents. Je pouvais lui faire confiance : il avait passé plusieurs années aux Stups. Foucault intervint :

— Et moi ?

— Selon ma théorie, le tueur localise les cas de réanimations à travers l’Europe. Il possède donc un moyen de les identifier. C’est notre piste la plus sérieuse. D’une façon ou d’une autre, il repère les survivants. On doit découvrir comment il fait.

— Concrètement, je contacte qui ?

— Les associations qui recensent les cas de NDE ou simplement les expériences de décorporation. L’IANDS par exemple : l’International Association for Near Death Studies.

— C’est américain ?

— Il y a un bureau aux USA, mais aussi en France et dans plusieurs pays d’Europe. Tu interroges chaque branche. Ils se souviendront peut-être d’un mec intéressé par les expériences négatives. Ou simplement d’un personnage suspect. Comme tu es à l’aise avec les langues étrangères, tu n’auras pas de problème.

Foucault tira la gueule. Je continuai :

— Élargis ta recherche à tous les rescapés spectaculaires, même s’ils n’ont pas eu de visions. Après tout, si j’ai raison, mon tueur se charge de leur imprimer le cerveau. Il doit exister des associations s’occupant des rescapés du coma.

J’allumai une Camel  – tant pis pour l’atmosphère épurée du salon.

— De mon côté, fis-je, je récupère les dossiers médicaux de Raïmo Rihiimäki, d’Agostina Gedda, de Manon Simonis. Un nom commun à ces trois dossiers va peut-être sortir. Un médecin, un expert, un spécialiste.

Meyer risqua :

— Mat, c’est bien beau de partir comme ça, avec sa bite et son couteau. Mais on a d’autres affaires au feu.

— Vous arrêtez tout.

— Et Dumayet ? demanda Foucault.

— Je m’en charge. Cette enquête est notre priorité absolue. Je vous veux tous les trois au taquet.

Point d’orgue. J’éclatai de rire. Je fis signe au serveur :

— Passons aux choses sérieuses. Ils doivent bien planquer une bouteille ici !

 

107

 

UNE BOMBE m’attendait dehors.

Un message de Manon, laissé à 9 h 10.

— Où t’es ? Ils m’arrêtent, Mat ! Ils me mettent en garde à vue ! Je sais pas où je vais. Viens me chercher !

La communication finissait sur un souffle bref, haletant  – celui d’un animal apeuré. Magnan avait donc agi plus vite que prévu. Et opté pour le pire : la garde à vue. Vingt-quatre heures d’incubateur, renouvelables une fois, avec fouille à corps et confiscation de tout objet personnel. Qui allait l’interroger ? Je songeai aux gars de la lre DPJ  – les plus durs de tous.

Je rappelai Manon. Répondeur. Je composai le numéro de la magistrate. Répondeur aussi. Putain de merde. Je passai deux autres coups de fil et obtins confirmation que l’audition se déroulait rue des Trois-Fontanots, à Nanterre.

Je branchai ma sirène, plaquai mon gyrophare sur mon toit et pris la direction de la Défense. À fond. Les révolutions de lumière saturaient mon habitacle d’un bleu polaire. Sans lever le pied de l’accélérateur, je me dis que, malgré tout, je ne devais pas oublier mon enquête. Je m’arrachai aux images de Manon en larmes, perdue, et revins à l’autre priorité : les dossiers des miraculés.

J’appelai Valtonen, le psychiatre de Raïmo Rihiimäki. Je lui expliquai l’urgence en hurlant  – m’envoyer le plus vite possible le dossier médical de Raïmo, comprenant les noms de tous les médecins et spécialistes qui l’avaient approché.

Valtonen les avait déjà numérisés. Il pouvait me les mailer immédiatement mais attention : il n’avait pas retrouvé la version anglaise. Tout était rédigé en estonien. Pas de problème : je cherchais un nom, pas un commentaire scientifique.

Toujours dans le fracas de la sirène, je contactai le Bureau des Constatations médicales à Lourdes, afin d’obtenir les noms des experts qui avaient entériné le miracle d’Agostina Gedda. On m’expliqua que ces documents étaient actuellement sous scellés, pour cause d’enquête criminelle. Pierre Bucholz, le médecin qui avait suivi Agostina, venait d’être assassiné.

Je raccrochai sans m’expliquer ni donner mon nom. Merde de merde de merde. Je songeai à van Dieterling : lui aussi possédait le dossier. Mais c’était encore lui demander une faveur et je ne voulais plus négocier avec l’homme en pourpre.

Restait le diocèse de Catane. J’appelai Mgr Corsi. Je coupai ma sirène et parlai à deux prêtres avant d’avoir l’archevêque en ligne. Il se souvenait de moi et ne voyait pas de difficulté à m’envoyer le rapport d’expertise du Saint-Siège. Mais il voulait me poster des photocopies, ce qui impliquait un délai d’une semaine minimum. Conservant mon sang-froid, j’expliquai l’urgence de mon enquête et obtins qu’un de ses diacres me faxe le dossier dans la matinée. Je me confondis en remerciements.

Dans la foulée, je composai le numéro de l’hôpital universitaire de Lausanne. Je devais aussi me procurer les documents sur le sauvetage et le traitement de Manon Simonis. Le Dr Moritz Beltreïn était en séminaire et ne rentrait que le soir. Or, lui seul savait où se trouvait le dossier. Voulais-je laisser un message ?

Je demandai à parler à la stagiaire que j’avais croisée la première fois  – je me souvenais de son nom : Julie Deleuze. Elle ne travaillait que le week-end et ne commençait sa permanence que le vendredi soir, dans quelques heures. Je raccrochai, me jurant de rappeler en fin d’après-midi.

Porte Maillot.

Je fis mes comptes. J’obtiendrais les dossiers de Raïmo et d’Agostina aujourd’hui. Par ailleurs, Éric Thuillier allait me faire porter la liste de tous ceux qui avaient approché Luc Soubeyras depuis son réveil. Il ne me manquerait plus que le bilan de Manon pour comparer toutes ces données et voir si un nom ressortait.

J’évitai le tunnel en direction de Saint-Germain-en-Laye et empruntai le boulevard circulaire, qui me conduisit directement à la sortie « Nanterre-Parc », la voie la plus rapide pour gagner le quartier général de la flicaille à Nanterre.

Des gardes en uniforme m’interdirent l’accès aux bureaux. Je n’avais pas rendez-vous et ne possédais aucune convocation. J’avais moins de chance que Foucault, qui était entré la veille ici comme dans un moulin. Je demandai qu’on prévienne Corine Magnan de ma présence.

Cinq minutes plus tard, la juge aux cheveux roux apparut. Ses joues n’étaient plus couleur de rouille, mais de flammes. Elle ne me dit même pas bonjour.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? lança-t-elle en franchissant le portique antimétal.

Le ton bouillait de colère. La sonnerie du système fit écho à ses paroles, ajoutant à l’agression de la voix.

— Je veux parler à Manon.

Elle eut un rire forcé, qui s’arrêta net. Je fis un pas vers elle :

— Vous prétendez m’en empêcher ?

— Je ne prétends rien, dit-elle. Vous ne pouvez pas la voir : vous le savez bien.

— Je suis commandant à la Criminelle !

— Calmez-vous.

J’avais hurlé dans l’espace rempli de flics. Tous les regards tombèrent sur moi. Je me passai la main sur le visage, moite de sueur. Mes doigts tremblaient. Magnan me prit par le bras et proposa, un cran plus bas :

— Venez. Allons dans un bureau.

Le barrage de sécurité puis, sur la droite, un couloir ponctué de portes. Salle de réunion. Table blanche, sièges en rangs, murs beiges. Un terrain neutre.

— Vous connaissez la loi aussi bien que moi, dit-elle en fermant la porte. Ne vous couvrez pas de ridicule.

— Vous n’avez rien contre elle !

— Je veux simplement l’interroger. Je n’étais pas certaine qu’elle accepte de venir sans mesure coercitive.

— Témoigner sur quoi, bon sang ?

— Sa propre expérience. Je veux fouiller encore ses souvenirs.

Je marchai le long des sièges sans m’asseoir, à vif.

— Elle ne se rappelle rien. Elle l’a dit et répété. Putain, vous êtes bouchée ou quoi ?

— Calmez-vous. Il faut que je sois sûre qu’elle n’a pas vécu d’expérience similaire à celle de Luc, vous comprenez ? Il y a du nouveau.

— Du nouveau ?

— J’ai vu Luc Soubeyras hier soir. Son état empire.

Je blêmis :

— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?

— Une sorte de crise. Il a voulu me parler, en urgence.

— Comment était-il ?

— Allez le voir. Je ne peux pas décrire ce que j’ai vu.

Je frappai la table des deux mains :

— Vous appelez ça du nouveau ? Un homme en plein délire ?

— Ce délire même est un fait. Luc prétend que Manon Simonis a subi le même traumatisme. Il dit qu’elle est, disons, sous l’emprise de cette expérience ancienne. Un choc qui pourrait avoir libéré en elle des instincts meurtriers.

— Et vous croyez à ces conneries ?

— J’ai un cadavre sur le dos, Mathieu. Je veux interroger Manon.

— Vous pensez qu’elle est folle ?

— Je dois m’assurer qu’elle est tout à fait... maîtresse d’elle-même.

Je compris une autre vérité. Je levai les yeux vers le plafond :

— Il y a un psychiatre là-haut ?

— J’ai saisi un expert, oui. Manon le verra, après que je l’aurai auditionnée.

Je m’écroulai sur un siège :

— Elle ne tiendra pas le coup. Putain, vous ne vous rendez pas compte...

Corine Magnan s’approcha. Sa main effleurait la table de réunion, au-dessus de la rangée de chaises :

— Nous travaillons en douceur. Je ne peux exclure qu’une clé de l’affaire se trouve dans cette zone noire de son esprit.

Je ne répondis pas. Je songeai aux paroles prononcées par Manon en latin, quelques heures auparavant. « Lex est quod facimus... » Moi- même, je n’étais sûr de rien.

Corine Magnan s’assit en face de moi :

— Je vais vous faire une confidence, Mathieu. Dans cette affaire, j’avance sans biscuit. Et je crée le mouvement en marchant. Je ne dois négliger aucune hypothèse.

— Manon possédée : ce n’est pas une hypothèse, c’est n’importe quoi.

— Toute l’affaire Simonis est hors norme. La méthode du meurtre. La personnalité de Sylvie, une fanatique de Dieu, soupçonnée d’infanticide. Sa fille, victime d’un assassinat, traversant la mort et ne se souvenant de rien. Le fait que le meurtre qui nous occupe soit la copie conforme d’autres assassinats, tout aussi sophistiqués. Et maintenant Luc Soubeyras qui se plonge volontairement dans le coma jusqu’à perdre la raison !

— Il est si mal en point ?

— Allez le voir.

J’observai son visage de près  – ces éclaboussures de son qui me rappelaient Luc. Cette peau laiteuse, sèche, minérale, qui abritait une espèce de douceur neutre, et aussi un mystère. Magnan n’était pas si antipathique  – seulement perdue dans son dossier. Je changeai de ton :

— L’interrogatoire : combien de temps ça va durer ?

— Quelques heures. Pas plus. Ensuite, elle verra le psychiatre. En fin d’après-midi, elle sera libre.

— Vous n’allez pas utiliser l’hypnose ou je ne sais quoi ?

— Le dossier est suffisamment bizarre. N’en rajoutons pas.

Je me levai et me dirigeai vers la porte, les épaules basses. La magistrate me guida jusqu’au hall. Là, elle se tourna et me serra le bras amicalement :

— Dès que nous avons fini, je vous appelle.

Lorsque je poussai les portes vitrées du dehors, un trait de lumière me transperça le cœur. J’abandonnais celle que j’aimais. Et je ne savais même pas qui elle était au juste.

Aussitôt, ma résolution vint me serrer la gorge.

Je devais faire vite.

Trouver, coûte que coûte, le Visiteur des Limbes.

Mais d’abord, j’avais une petite visite à effectuer.

Midi quinze.

Je me donnais une heure, pas une seconde de plus, pour ce détour.

 

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